CHAPITRE X
Lyre se redressa et s’élança vers la sortie de la grotte. Ses pieds nus claquèrent sur le sol. Elle entendit les exclamations des trois hommes qui s’étaient regroupés près de l’entrée de la deuxième salle. Une onde lumineuse éblouit les ténèbres et se fracassa à quelques mètres de la fugitive, abandonnant des lueurs fulgurantes sur la paroi tourmentée.
Elle retroussa sa robe qui l’entravait dans sa course. D’autres ondes surgirent dans son dos et criblèrent la roche autour d’elle. Elle évita de se retourner et fonça dans le défilé en espérant attirer les trois hommes le plus loin possible de Serpent et de Petite-Ourse.
Le disque rougeoyant de Flamme dispensait une canicule accablante lorsque Lyre parvint dehors. Les poumons en feu, les tympans bourdonnants, elle perçut les bruits des bottes et les ahanements de ses poursuivants. Elle lança un bref regard par-dessus son épaule, aperçut trois silhouettes dans les effluves de chaleur. Galvanisée, elle surmonta sa lassitude, puisa dans ses ressources pour repousser le moment où ils arriveraient à sa hauteur et offrir un supplément de temps à Serpent et Petite-Ourse. Ils ne tiraient plus, comme s’ils s’étaient rendu compte qu’ils n’avaient rien à craindre de leur proie. L’écart se comblait rapidement. Leurs ricanements et leurs paroles menaçantes l’avaient déjà rattrapée.
Le défilé s’élargissait après un premier virage à angle droit. Il débouchait plus loin sur le cirque naturel d’où partaient les cinq autres. Lyre s’engagea instinctivement dans celui qu’avaient emprunté les boukramas lors du trajet aller. Elle distingua les masses brunes des animaux abattus, environnées de nuées de mouches. Elle fut tentée un moment de se laisser tomber dans la poussière et d’attendre la mort avec résignation, mais l’image de Petite-Ourse lui traversa l’esprit et elle mobilisa ses forces pour retarder l’échéance. Elle dépassa trois cadavres avant que les mains du premier de ses poursuivants ne s’abattent sur elle comme des serres de rapace, ne lui saisissent le bras et ne la forcent à s’immobiliser.
Elle tenta de reprendre son souffle, pliée en deux par l’effort intense qu’elle venait de fournir. Les doigts de l’homme, aussi durs que la pierre, lui écrasaient le biceps. Les deux autres les rejoignirent et, haletants, l’examinèrent en silence.
— C’est encore une gamine ! lâcha l’un d’eux entre deux expirations sifflantes.
— Elle est blessée, renchérit un autre en désignant les taches de sang qui maculaient sa robe.
Le troisième glissa l’extrémité du canon de son vibreur sous le tissu, lui retroussa son vêtement jusqu’à la taille, observa son bas-ventre et ses cuisses barbouillés de sang. Le contact avec l’acier brûlant la fit tressaillir.
— C’est déjà une petite femme… D’où est-ce que tu sors ?
Il continua de lui relever sa robe et dévoila les bourgeons à peine éclos de ses seins. Elle ne répondit pas. L’acier lui frappa le sternum, déclenchant une onde de douleur qui se propagea jusqu’aux extrémités de ses membres.
— Tout se passera bien entre nous si tu sais te montrer coopérative. D’où viens-tu ?
— Canis Major, bredouilla-t-elle, au bord des larmes.
— Cælecte, hein ? Qu’est-ce que tu fichais sur le dos d’une de ces bestioles ?
Elle marqua un temps de pause. La gueule noire du canon lui effleura la pointe d’un sein.
— L’oasis a été attaquée par les Oltaïrs d’Ersel, répondit-elle avec précipitation. Nous avons pris la fuite.
— Le lieutenant nous a parlé d’une guerre imminente entre les fournisseurs de viande humaine du Cartel. Mais tu as dit « nous » : tu n’étais donc pas seule ?
Elle tenta de surmonter sa peur, de remettre un peu d’ordre dans ses idées et dans ses mots.
— Nous sommes partis à plusieurs, mais j’ai perdu les autres en cours de route.
— Faudra quand même retourner fouiller cette foutue grotte, grogna l’homme. Cette petite sauvageonne ne m’inspire pas confiance.
— Il y a une autre foutue grotte à explorer avant de retourner là-bas, lança l’un des deux autres.
Ils éclatèrent de rire. Lyre se rebiffa lorsque le canon du vibreur entreprit de faire passer sa robe par-dessus sa tête, mais elle reçut un coup sur les côtes qui lui coupa la respiration et l’immobilisa. Ils la dévêtirent et l’obligèrent à s’allonger sur le sol. Les arêtes des pierres lui écorchèrent le dos. Elle vit, comme dans un brouillard, un des trois hommes dégrafer son pantalon et s’agenouiller entre ses jambes. Elle voulut se relever mais les deux autres lui saisirent les pieds et la maintinrent écartelée. Elle sentit quelque chose de dur se faufiler entre ses cuisses. Puis une douleur fulgurante lui déchira le ventre et elle eut l’impression d’avoir été crucifiée par une monstrueuse écharde. Tétanisée par la souffrance, elle n’eut même pas la force de hurler. Tandis que son bourreau la martyrisait en poussant des grognements de bête, une pensée, incongrue dans ce genre de circonstance, lui effleura l’esprit : Cygne et Taureau auraient connu une mort bien douce en comparaison de la sienne.
*
— Allons-y ! chuchota Serpent.
Ils n’avaient pas bien compris ce qui était arrivé à Lyre quelques instants plus tôt. Le sang s’était écoulé d’elle alors qu’elle n’était pas blessée. Elle était partie se cacher dans la première cavité comme si ce saignement lui inspirait un sentiment de honte. Ils n’avaient pas osé la déranger, de peur de la mettre en colère ou de l’embarrasser, attendant qu’elle revienne d’elle-même les rejoindre. Cassiopée et les trois mâles porteurs s’étaient soudain relevés et avaient fixé l’entrée de la salle d’un air inquiet. Des cris, des crépitements avaient retenti, ils avaient vu les éclairs s’engouffrer par le passage entre les deux cavités. Ils avaient compris que les tireurs embusqués les avaient poursuivis jusque dans leur abri. Serpent avait plaqué sa main sur la bouche de Petite-Ourse pour l’empêcher de crier. Il avait craint que la lumière de l’épée n’attirât l’attention des visiteurs, mais le silence était progressivement retombé sur les environs. Ils avaient alors deviné que Lyre s’était sauvée devant les intrus pour les entraîner à sa poursuite. Les circonstances poussaient les membres de la bande à se sacrifier les uns après les autres, comme si la mort était le prix à payer pour l’accomplissement de la tâche dont les avait chargés Drago.
Cassiopée avait poussé des blatèrements plaintifs mais les mâles porteurs ne s’étaient pas agenouillés. Serpent en avait déduit que les boukramas avaient effectué leur part de travail et laissaient désormais les enfants se débrouiller seuls. Il s’était approché de la femelle dominante et lui avait caressé le chanfrein pour la remercier. Petite-Ourse avait glissé l’épée à l’intérieur de sa robe. Ils étaient sortis avec précaution de la grotte et s’étaient aventurés dans la gorge écrasée de chaleur.
Plusieurs centaines de mètres plus loin, le défilé se resserrait, s’infléchissait en un brusque méandre qui occultait la perspective. Des gémissements et des rires s’élevèrent entre les murmures de la brise. Sur un signe de Serpent, ils grimpèrent sur les rochers environnants et franchirent le virage en se servant des éperons qui saillaient des parois et se rejoignaient parfois au-dessus de la grotte pour former des arches. Ils aperçurent d’abord les masses immobiles des boukramas, noires de mouches. Puis ils découvrirent un spectacle qui les horrifia. Trois hommes violentaient le corps nu et sanguinolent de Lyre recroquevillée sur le sol. Elle vivait encore, comme en témoignaient ses mouvements maladroits de reptation, mais elle avait visiblement été frappée sous tous les angles. L’un de ses bourreaux, le pantalon tire-bouchonné sur les chevilles, urinait sur ses plaies en ricanant. Tandis que Petite-Ourse gardait obstinément les yeux rivés sur un rocher, Serpent, ulcéré, se mordit les lèvres pour ne pas éclater en sanglots.
Il vit un homme pointer le canon de son arme sur le bas-ventre de Lyre, maculé de sang. Elle eut un sursaut, comme pour repousser cette mort qui lui semblait promise. Il pressa la détente en un geste désinvolte. Le rayon lumineux s’engouffra avec avidité dans ses chairs meurtries. Elle poussa un cri et fut agitée par une série de spasmes. Le deuxième de ses tortionnaires lui décocha une onde dans le ventre, le troisième lui visa la tête. Elle se figea dans une position implorante, les mains jointes sur la poitrine, la bouche ouverte, les yeux écarquillés.
Les ongles de Serpent se fichèrent dans ses paumes à s’en déchirer la peau. Ces hommes avaient exécuté Lyre comme s’il s’était agi d’un vulgaire cicéphore. Ils se rajustaient à présent, boutonnaient leur braguette, se lançaient des œillades complices, mais le petit Cælecte voyait qu’au fond d’eux ils n’étaient pas très fiers d’avoir violé et torturé une fille de dix ans. Il se recula de peur d’être repéré, resta un long moment caché derrière un rocher en couvrant Petite-Ourse de ses bras. Il les entendit discuter. L’un voulait retourner dans la grotte parce que « cette gamine n’était sûrement pas seule, il y avait d’autres cavaliers sur les boukramas », les deux autres préféraient regagner le camp de base. Ils se rangèrent aux arguments du premier, qui leur promit les foudres du lieutenant s’ils abandonnaient des survivants derrière eux.
— Qu’est-ce qu’on fait d’elle ?
— Laissons-la pourrir sur place. Ça m’étonnerait qu’on vienne réclamer sa dépouille.
Ils s’éloignèrent et marchèrent en direction de la grotte jusqu’à ce que les bourdonnements des mouches absorbent le bruit de leurs pas.
Serpent attendit encore dix minutes avant de se redresser. La surface de la roche lui brûla les doigts. Il aida Petite-Ourse à se relever. Elle ne pleurait pas, elle semblait absente, indifférente, comme retirée en elle-même. L’épée brillait faiblement sous sa robe collée par la sueur, déposant une teinte dorée sur son cou et son visage.
Lorsqu’ils eurent dévalé les rochers, Serpent s’immobilisa quelques secondes devant le corps inerte de Lyre et récita intérieurement la prière des morts du Livre. Accroupie contre le pied de la paroi, Petite-Ourse fredonna une comptine enfantine qui racontait l’histoire merveilleuse du génie de l’oubaq. Elle avait trop versé de larmes depuis que les Oltaïrs avaient attaqué Canis Major. Elle avait envie de rire et de chanter à présent, de se réfugier dans cette enfance que les hommes essayaient de lui voler.
Serpent ne recouvrit pas Lyre bien qu’il lui en coûtât d’abandonner derrière eux son corps mutilé : les trois hommes, de retour de la grotte, se seraient aperçus qu’on avait touché le cadavre et auraient deviné la présence d’autres fuyards dans le défilé. Il leva les yeux comme pour implorer l’aide du ciel que l’étroitesse de la gorge transformait en une rivière sanglante suspendue au-dessus de leurs têtes. Il lui fallait trouver un abri sûr jusqu’au coucher de Flamme, jusqu’au moment où les premières étoiles s’allumeraient dans la voûte céleste assombrie et lui délivreraient leur message.
*
— Vous allez nous faire attendre longtemps ? siffla pra Goln.
Le Vioter leur avait demandé un petit délai afin de remettre les phonèmes de la formule dans le bon ordre. La tension était à son comble à l’intérieur du caisson capitonné. Le légat écrasait de revers de manche fébriles les gouttes qui lui perlaient sur le front. L’officier du Jahad avait dégrafé les boutons de sa veste. Ses doigts pianotaient nerveusement sur la crosse du vibreur à canon court passé dans la ceinture de son pantalon. Bouleversée, submergée de haine, Nazzya devait s’agripper de toutes ses forces au rebord de la banquette pour ne pas se jeter sur les deux ecclésiastiques assis en face d’elle.
Le Vioter se leva, comme incapable de supporter plus longtemps l’effort de mémoire qu’ils exigeaient de lui.
— Rasseyez-vous ! aboya pra Goln.
— Du calme, intervint pra Vill. Les produits chimiques ont perturbé ses neurones. Laissez-le se détendre un peu. D’ailleurs, nous devrions tous nous détendre.
Joignant le geste à la parole, le capitaine se leva à son tour et esquissa quelques pas entre les deux banquettes. Il se retrouva face au déserteur dont le visage crispé exprimait toute la concentration. Des soupçons traversèrent pra Vill lorsqu’il remarqua les lueurs vives qui embrasaient les yeux de son vis-à-vis. Des yeux de fauve prêt à bondir.
Il comprit que Rohel Le Vioter avait réussi à sortir de son conditionnement psychodépendant comme il était parvenu, deux ans plus tôt, à déjouer les effets du poison du Jahad. La main de l’officier vola vers la crosse de son vibreur, mais le poing de Rohel se détendit et lui percuta le défaut de l’épaule avec la dureté d’une pierre. La douleur qui se déploya dans son flanc droit ne suffit pas à le paralyser. Comme tous les officiers du Jahad, il s’était entraîné à reculer sans cesse le seuil de la souffrance, à la fois pour continuer d’agir en cas de blessure et pour résister à la torture au cas où il serait capturé par les adversaires de l’Eglise et que ses supérieurs ne pourraient pas déclencher à distance l’ouverture de sa capsule de poison. Il se recula d’un pas, tira son vibreur de la ceinture de son pantalon, désamorça le cran de sécurité.
— Ne tirez pas ! hurla pra Goln.
Pra Vill n’eut pas le temps de coucher son adversaire en joue. Le Vioter avait déjà rompu la distance et son bras s’était déplié pour décocher au capitaine un coup de poing en cercle qui l’atteignit au sommet du front. Un voile rouge lui tomba devant les yeux mais il eut encore le réflexe de lever le canon de son arme et, ne tenant aucun compte des vitupérations du légat, pressa la détente. Le Vioter esquiva les premières ondes lumineuses d’un retrait du buste. Il ne commit pas l’erreur de se reculer, il pivota sur lui-même, sauta sur la banquette et bondit sur l’officier le pied en avant. Son talon percuta les côtes flottantes de son adversaire qui, le souffle coupé, se replia sur lui-même comme un sac vide. Son vibreur lui échappa des mains, glissa sur le parquet métallique du caisson, heurta la plinthe d’une cloison en vomissant une salve d’ondes qui grésillèrent sur le matériau du capiton. Rohel ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Il se rétablit sur ses jambes, se retourna et lui frappa les vertèbres cervicales du tranchant de la main. Un craquement sinistre retentit. Pra Vill tomba à genoux, leva les mains pour les porter à son cou, puis ses forces le désertèrent et il s’affaissa sur le parquet avec une étrange solennité.
Un bref regard informa Le Vioter que la réserve d’énergie du vibreur était pratiquement vide. Les rayons n’étaient plus que des traits minces et ternes dont l’intensité diminuait à vue d’œil. Les pièces du puzzle s’étaient remises en place quelques minutes plus tôt mais il avait attendu le moment propice pour passer à l’action. En recouvrant la mémoire, il avait également recouvré les réflexes forgés par ses années d’apprentissage sur Antiter. Tant que l’officier du Jahad avait gardé la main sur la crosse de son arme, il avait feint de s’absorber dans son effort de concentration. Puis, jugeant que la situation ne se décantait pas assez rapidement et qu’il ne pourrait pas continuer à les abuser plus longtemps, il s’était levé afin de provoquer les événements. L’officier s’était comporté selon ses prévisions : comme tous les hommes d’action, il avait saisi la première occasion de se dégourdir les jambes. Pra Vill avait effectué quelques pas pour se décontracter et avait en même temps relâché sa vigilance. Ses traits s’étaient subitement crispés, des braises soupçonneuses s’étaient allumées dans son regard, mais l’attaque soudaine de Rohel ne lui avait pas laissé le temps de s’organiser.
Pra Goln se rua vers la porte du caisson. Nazzya bondit de la banquette, ceintura l’ecclésiastique et lui comprima le cou. L’attitude de Rohel sortant de son conditionnement psychodépendant avait eu pour effet de réveiller ses gènes primitifs comme un programme de mémodisque soudain réactivé, de libérer l’horreur et la colère que lui inspiraient les membres du Chêne Vénérable.
— Je t’ordonne… t’ordonne de me lâcher, râla pra Goln d’une voix étranglée.
Il se débattit pour se dégager de l’emprise de Nazzya mais la manipulation de ses gènes donnait à la jeune femme une vigueur supérieure à celle d’un homme.
Constatant l’inanité de ses efforts, le légat cessa de gigoter. Son visage et son crâne habituellement gris avaient pris une teinte rouge vif qui jurait avec le vert cru de sa chasuble.
— Tu resteras toute ta vie une créature de laboratoire, cracha-t-il. Une monstruosité…
En elle s’était levée une tempête qui l’empêchait de répondre. Les flots de haine et de colère avaient rompu les garde-fous implantés par les Ulmans biologistes du Chêne Vénérable. Elle restait toutefois tiraillée entre sa personnalité primitive et son identité fabriquée, entre révolte et soumission, elle savait seulement qu’elle devait empêcher pra Goln de nuire, aider l’homme qu’elle avait été chargée de neutraliser, briser cette spirale absurde qui conduisait l’humanité à sa perte.
Le Vioter enjamba le cadavre de l’officier et vint se placer devant le légat.
— On dirait que l’Église maîtrise mal ses créatures.
— Ses réactions sont imprévisibles, répliqua pra Goln. Elle ne sait plus ce qu’elle fait. Elle peut très bien se retourner contre vous.
— Je ne suis plus sous sa dépendance. Elle n’a aucun grief contre moi. Elle semble en revanche avoir quelque raison de vous en vouloir.
L’ecclésiastique garda un moment le silence. La pression du bras de Nazzya s’étant relâchée, il respirait un peu plus à son aise. S’il donnait des signes extérieurs de résignation, ses yeux avaient gardé une expression sardonique qui trahissait à la fois sa vigilance et sa férocité. Il ressemblait à un fauve blessé capable de donner un coup de griffe à tout moment.
— Les produits chimiques de psychodépendance sont pourtant renommés pour leur infaillibilité, murmura-t-il, s’adressant autant à lui-même qu’à son interlocuteur.
— De tout temps le Chêne Vénérable a cherché à couper l’être humain de ses véritables racines, fit Le Vioter. Les conditionnements génétiques ou biologiques ne résistent pas davantage que les dogmes dans l’esprit de ceux qui s’abreuvent à la source de la vie.
— Et elle ? À quelle source s’abreuve-t-elle ? grogna pra Goln en désignant Nazzya d’un hochement de tête. Elle n’est qu’une sauvageonne de l’H-Phaïst, une créature tout droit sortie de la préhistoire.
— Elle est probablement plus proche de l’idéal d’IDR El Phase que toi, Ulman !
Le légat lâcha un petit rire de gorge qui se ficha comme une flèche empoisonnée dans le plexus de son vis-à-vis.
— IDR El Phase… Un petit prophète écologique que l’histoire a élevé au rang d’un dieu… Un homme éclairé dont la parole a été travestie pour constituer un gigantesque appareil de répression… Un sage dans un univers de fous… Les forces de l’ombre œuvrent derrière les portes de lumière…
Dans la bouche d’un ecclésiastique, le cynisme de rémunération avait quelque chose d’insolite, d’inquiétant.
— Vous vous considérez vous-même comme un soldat des forces de l’ombre, pra ? demanda Le Vioter.
— Ni plus ni moins que les autres membres du clergé, ricana le légat. Je ne me fais guère d’illusion sur mon ministère. J’appartiens à une machine de guerre façonnée pour briser les peuples humains, pour les ployer sous le joug. Vous n’êtes qu’une anecdote, Rohel Le Vioter, un accident du destin, un grain de poussière ballotté par le vent de l’histoire. Tôt ou tard, et vous le savez, les humanités des étoiles seront ensevelies par l’oubli.
Le Vioter haussa les épaules, se détourna, se pencha sur le corps inerte du capitaine et fouilla ses vêtements à la recherche de l’arme de combat rapproché que tous les agents du Jahad, simples soldats ou officiers, avaient l’obligation de porter sur eux. Il découvrit un petit lance-lume dans l’une des deux poches intérieures de la veste, une arme très légère et pratique dont le faisceau à haute densité était capable de perforer le métal ou la pierre. Il se releva, déclencha l’ouverture de la lame de lumière et s’avança vers pra Goln.
— Nous devons maintenant trouver le moyen de sortir de ce caisson.
— Ça ne sera pas une partie de plaisir, cracha le légat. Toute une cohorte du Jahad vous attend derrière cette porte. Les forces de l’ombre…
— Ils n’oseront pas tirer sur un plénipotentiaire, coupa Le Vioter d’un ton résolu.
Il rapprocha l’extrémité de la lame de lumière de la tempe du légat, qui ne manifesta aucun signe de frayeur et contempla la scène avec un détachement désinvolte.
— Vous n’avez aucune garantie à ce sujet, déclara-t-il avec une moue ironique. Les brutes du Jahad détestent les administratifs du Palais. Ils sauteront sur le premier prétexte pour me régler mon compte.
— Je tiendrai le lance-lume, intervint Nazzya.
Le Vioter se demanda si elle n’était pas encore gouvernée par son conditionnement génétique. Elle feignait peut-être de prendre partie contre ses anciens maîtres pour mieux endormir sa méfiance. L’habileté avec laquelle elle l’avait mystifié quelques jours plus tôt prouvait qu’elle pouvait se montrer terriblement efficace sous une apparence séduisante ou complice. Il décida cependant de lui faire confiance, parce que son regard exprimait une sincérité qu’il ne lui connaissait pas.
— Est-ce que tu es capable de me ramener à l’uzlaq où j’ai laissé mon épée ? demanda-t-il.
Elle acquiesça d’un battement de cils.
— Vous seriez prêt à faire un détour de plusieurs centaines de kilomètres pour récupérer une simple épée ? s’étonna pra Goln.
— Vous avez bien parcouru plusieurs milliers d’années-lumière pour récupérer une formule, rétorqua Le Vioter.
— On ne peut comparer votre misérable bout de fer avec le Mentral !
— Mon misérable bout de fer, selon votre expression, renferme une puissance dont vous n’avez pas idée : la puissance de la lumière.
À ces mots, le légat eut une réaction inattendue puisqu’il se mit à trembler de tous ses membres et qu’une affreuse grimace déforma son visage. Nazzya raffermit sa prise pour l’immobiliser mais des convulsions saccadées continuèrent de l’agiter comme s’il était la proie d’une incoercible terreur.
— Une attaque de fièvre, bredouilla-t-il.
— Nous allons bientôt sortir, pra, fit Le Vioter. Tâchez de vous maîtriser, ou les vôtres auront une piètre opinion de vous.
Les hommes s’étaient disposés en ligne devant l’entrée de la salle, la crosse de leur vibreur calée sur l’épaule, le doigt sur la détente. Aux vibrations sourdes qui avaient fait trembler les cloisons métalliques, le fra lieutenant avait compris qu’il se passait quelque chose d’anormal à l’intérieur du caisson. Il avait aussitôt battu le rappel de ses hommes, les avait placés de manière à boucler les issues et avait commandé l’extinction des lampes flottantes.
La porte du caisson s’ouvrit dans un grincement qui, bien que léger, retentit avec force dans le silence tendu. Un rai de lumière vive fusa par l’entrebâillement et déchira l’obscurité.
Pra Goln parut le premier, suivi de près par Rohel Le Vioter et Nazzya, laquelle comprimait d’un bras le cou du légat et, de l’autre, braquait la lame d’un lance-lume sur sa tempe. Le petit groupe demeura un moment sur le seuil de la porte, cherchant à percer les ténèbres du regard. Les agents du Jahad n’attendaient qu’un ordre de leur lieutenant pour ouvrir le feu : ils n’auraient pas hésité une seconde à tirer sur l’envoyé du palais épiscopal d’Orginn, cet administratif dont la morgue les horripilait. Le revirement de Nazzya les surprenait et les réjouissait en même temps : si les créatures renforcées n’étaient pas plus fiables que les humains purs, le Chêne Vénérable renoncerait peut-être à son programme de développement génétique et ils conserveraient leur intégrité d’homme.
— Est-ce que vous m’entendez, fra lieutenant ? cria pra Goln.
Il s’en suivit un petit moment de silence pendant lequel on entendit les froissements des vêtements, les cliquetis des canons qui s’entrechoquaient.
— Les choses se sont gâtées pour vous, monsieur le légat ! jubila une voix.
— Elles se gâteront bientôt pour vous si vous ne suivez pas mes instructions à la lettre.
— Vous n’êtes pas dans votre bureau du palais épiscopal, pra, mais dans une base clandestine du Jahad. Seul le capitaine Vill est habilité à me donner des ordres.
— Pra Vill ne donnera plus jamais d’ordre.
Le silence, à nouveau.
— En ce cas, c’est moi qui prends les choses en main, reprit le fra lieutenant. Et, moi vivant, jamais le déserteur Rohel Le Vioter ne franchira le seuil de cette porte.
Pra Goln se pencha vers Rohel pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Les hommes qui avaient aperçu le déserteur dans le défilé ne le reconnaissaient plus : tout avait changé chez lui, son allure, ses traits, ses yeux.
— En vous opposant à moi, fra lieutenant, vous vous opposez à votre Berger Suprême en personne. Je suis le dépositaire de son tabernacle personnel, son légat, son plénipotentiaire. En tant que tel, je vous ordonne de dégager la sortie de cette pièce et l’accès à l’avial de la mission.
Le fra lieutenant libéra un ricanement.
— Votre vie ne vaut pas grand-chose par rapport au Mentral. Et le Berger Suprême me sera reconnaissant de lui livrer le déserteur.
— Comment lui expliquerez-vous ma disparition ?
— Je lui dirai que vous êtes mort au combat comme un brave. Vous n’êtes pas un vivant très présentable mais vous ferez un mort tout à fait convenable.
— Vous n’avez jamais entendu parler de l’anneau ? De la phriste de synthèse ?
Seuls les Ultimes étaient censés connaître la propriété des anneaux de vérité, mais ils n’avaient plus aucun secret pour pra Goln, qui était probablement l’un des secrétaires les mieux informés du Palais (peut-être même mieux informé que Gahi Balra en personne).
— La phriste des anneaux change de couleur lorsqu’elle est confrontée à un dissimulateur, reprit le légat. Le Berger et les Ultimes du Conseil épiscopal se rendront compte que vous mentez, fra lieutenant. Vous serez donc traduit devant un tribunal d’exception, vous subirez l’épreuve des sphères d’inquisition mentale et vous serez condamné au four à déchets. Est-ce là ce que vous souhaitez ?
— Vous me chantez là une étrange fable, pra.
À l’intonation de sa voix, on devinait cependant que le sous-officier avait été ébranlé par l’argumentation de son interlocuteur. Il faisait déjà le lien entre l’anneau des Ultimes et les vicissitudes de certains de ses coreligionnaires, révélées sans qu’on sût comment la hiérarchie en avait été informée. Bon nombre de ses amis avaient été convaincus d’hérésie, de rupture des vœux de chasteté ou de pratiques déviantes et, alors qu’il était lui-même convaincu de leur innocence et de leur bonne foi, ils avaient été confondus par les Ultimes du tribunal et avaient fini, à sa grande surprise, par avouer leurs fautes.
— Toute fable a une moralité, fra. Celle-ci propose en outre un accès direct à la mortalité. Laissez cet homme et cette femme me tuer, ou fusillez-moi si cela peut vous soulager, et je vous garantis que vous me rejoindrez bientôt dans le Grand Enfer des Déchets.
— L’Enfer, hein ? Vous avez donc une si piètre estime de vous-même que vous n’envisagez pas d’entrer dans le Jardin des Délices.
— Ni vous ni moi ne nous berçons d’illusions sur ce que nous sommes, fra : des assassins et des intrigants au service d’un pouvoir temporel. Le Jardin des Délices est réservé aux âmes pures. Aux véritables enfants d’IDR El Phase.
Le Vioter avait identifié la voix de ce sous-officier au visage de brute qui était venu à leur rencontre à l’entrée du défilé et avait giflé Nazzya. Son obstination et sa haine à l’encontre du légat les empêchaient de sortir de cette grotte.
— Une dernière fois, fra lieutenant, je vous ordonne de dégager le passage, répéta calmement pra Goln.
Le sous-officier s’avança à pas lents dans le rectangle de lumière découpé par le faisceau provenant du caisson et leva le bras.